Le démon de midi
« L’épidémie est un démon. Nous ne pouvons pas laisser le démon se terrer. » (Xi Jinping, Secrétaire général du Parti communiste chinois, à propos de l’épidémie de coronavirus, lorsqu’il a rencontré Tedros Adhanom Ghebreyesus, le directeur de l’Organisation Mondiale de la Santé, le 28 janvier 2020).
Un exorcisme puissant
Nous allons nous arrêter sur un passage d’un psaume très célèbre (91, versets 5 et 6 aux treize mots en hébreu), que l’on récite traditionnellement à l’office monastique bénédictin, avant l’arrivée de la nuit (complies). Dans le judaïsme, il est notamment récité au coucher ou lors des enterrements, où on le lit à sept reprises. C’est le psaume de protection par excellence, voire d’exorcisme des esprits mauvais de l’air, des destructions à grande échelle et des maladies pestilentielles.
L’auteur du psaume n’est pas mentionné. Certaines versions de la Vulgate nomment David et certains versets du psaume vont dans ce sens. Mais comme on y retrouve aussi des éléments présents dans le Pentateuque et que le psaume précédent (90) est attribué à Moïse, une tradition (et notamment Rachi, le célèbre commentateur juif au Moyen Age) tend à le lui attribuer. On peut éventuellement y voir en arrière-fond biblique l’épisode des dix Plaies d’Égypte (Ex 7-12).
En voici le texte hébreu :
ה לֹא-תִירָא, מִפַּחַד לָיְלָה; מֵחֵץ, יָעוּף יוֹמָם. 5 Tu n’auras à craindre ni la terreur de la nuit, ni la flèche qui vole le jour,
ו מִדֶּבֶר, בָּאֹפֶל יַהֲלֹךְ; מִקֶּטֶב, יָשׁוּד צָהֳרָיִם. 6 ni la peste qui chemine dans l’obscurité profonde, ni le fléau qui ravage en plein midi.
La traduction de Chouraqui :
« Tu ne frémiras pas du tremblement de la nuit, de la flèche qui vole le jour, de la peste qui va dans l’obscurité, du saccage qui razzie à midi ».
La traduction latine de la Vulgate :
« non timebis a timore nocturno ; a sagitta volante in die, a negotio perambulante in tenebris, ab incursu, et dæmonio meridiano ».
On peut tout de suite remarquer qu’il y a quatre termes : terreur / flèche /peste / destruction, qui semblent aller deux par deux et que l’on pourrait placer sous forme de croix : la nuit horizontale (terreur / peste) et le jour vertical (flèche / destruction). On peut vraisemblablement les associer aussi aux quatre éléments : air (terreur qui flotte dans l’air, esprit démoniaque du vent) ; feu (flèche brûlante qui tombe du ciel, foudre) ; terre (peste qui marche sur la terre) ; eau (épidémie qui s’étend et s’écoule partout). Et les initiales des trois premiers termes (Pé (80)-‘Heth (8)-Daleth(4)) donnent à nouveau le mot « terreur » (premier terme : pa’had) ; l’initiale du dernier terme étant Qof (100).
Cette terreur nocturne s’abat subitement dans une flèche solaire et la peste invisible se répand tragiquement aux yeux de tous dans une épidémie mortelle. La flèche est l’action de la terreur agissante et la destruction celle de la peste en marche.
Si l’on prend le treizième verset du même psaume (« Tu marcheras sur le lion et la vipère, tu fouleras le lionceau et le serpent »1), on peut se hasarder aux rapprochements suivants :
- « lion »2 : « terreur de la nuit ». La Vulgate traduit curieusement par « aspis » (aspic), peut-être en référence au « venin du dragon, au poison cruel des aspics » (Dt 32, 33) : « Fel draconum vinum eorum, et venenum aspidum insanabile » ; « dragon » que l’on retrouve ensuite.
- « vipère »3 : « flèche qui vole au grand jour ». La Vulgate traduit par « basiliscus » (basilic, serpent au venin et au regard mortels).
- « lionceau »4 : « peste qui marche dans les ténèbres ». La Vulgate traduit par « leo » (lion).
- « serpent ou dragon »5 : « fléau qui ravage en plein midi ». La Vulgate traduit par « draco » (dragon, serpent fabuleux)6. Cf. le « grand dragon rouge, ayant sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes sept diadèmes » de l’Apocalypse (Ap 12, 3). Le serpent-dragon était la représentation de Marduk, grand dieu de Babylone.
Lion et lionceau de la nuit / vipère et dragon du jour.
La traduction liturgique actuelle de l’Église catholique donne quant à elle : « tu marcheras sur la vipère et le scorpion [peut-être en rapport avec les « serpents et scorpions » évoqués par Jésus en Lc 10, 19], tu écraseras le lion et le Dragon ».
Les initiales en hébreu de ces quatre animaux sont : Shin-Phé-Kaph-Tav ; les trois premières donnant le verbe « verser, répandre ».
Saint Bernard, dans les Sermons 13 et 14 sur le psaume 90 (selon la Vulgate) voit dans les quatre animaux de la version latine quatre vices dont il faut se garder et qu’il faut combattre : l’obstination dans l’erreur (les morsures de l’aspic qui se bouche les oreilles), l’envie qui éteint l’Esprit (les morsures du basilic au regard mauvais), l’irascibilité mal orientée (les rugissements du lion en colère) et la fausse crainte (les griffes du dragon).
En écho au psaume protecteur, nous trouvons les paroles de notre Seigneur :
« Jésus leur dit : Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair. Voici, je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions, et toute la puissance de l’Ennemi, et rien ne pourra vous nuire. » (Lc 10, 18-19) ;
« Et voici les signes qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les démons, ils parleront des langues nouvelles, ils prendront dans leurs mains des serpents, et s’ils boivent quelque poison mortel, cela ne leur fera aucun mal. » (Mc 17, 18).
Le psaume 91 rappelle la lutte des forces de la lumière divine contre le « Prince de ce monde » et ses armées démoniaques, comme l’affirme saint Paul :
« Le prince de la puissance de l’air, de l’esprit qui agit maintenant dans les fils de la rébellion. » (Éph 2, 2) ;
« Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes. » (Éph 6, 12).
Une enluminure carolingienne du « Psautier de Stuttgart » (exécuté vers 820-830 au scriptorium de l’abbaye parisienne de Saint-Germain-des-Prés), illustrant notre verset, montre un guerrier armé à sa droite d’une lance qu’il enfonce dans la gueule brûlante d’un dragon et tenant à sa gauche un livre au-dessus d’un lion. Tout dans son allure fait penser à la figure de l’Archange Saint-Michel terrassant le Dragon (cf. Ap 12, 7-8).
1. La terreur de la nuit
Le mot hébreu (pa’had), masculin, peut se traduire par : terreur, peur, épouvante. Et layilah par : de la nuit.
Ses deux premières lettres forment le mot pa’h qui signifie : filet (à oiseau), piège, trappe, ruine, calamités / plaque, lame de métal. Ce filet est associé à la « peste et à ses ravages » plus haut dans le même psaume :
« Car c’est lui qui te délivre du filet du chasseur, de la peste (dèbèr) et de ses ravages. » (Ps 91, 3)7.
On traduit aussi parfois pa’had par : charbon ardent, foudre ; comme dans le psaume 11 :
« Il fait pleuvoir sur les impies des charbons ardents : le feu, le soufre et un vent brûlant sont le lot qui leur échoit en partage. » (Ps 11, 6) ; cf. « Les traits (‘hets, flèches) aigus du guerrier, avec les charbons ardents du genêt. » (Ps 120, 4).
La terreur nocturne est donc un piège mortel où l’âme pécheresse tombe comme un oiseau comme dans le filet du chasseur rusé et diabolique (avec souvent cette trilogie infernale de la terreur, de la fosse et du filet) :
- « C’est pour cela que tu es entouré de pièges, et que la terreur t’a saisi tout à coup. » (Jb 22, 10) ;
- « Que leur table soit pour eux un piège, et un filet au sein de leur sécurité ! » (Ps 69, 23) ;
- « Des méchants me dressent des pièges, pourtant je ne dévie point de tes préceptes. » (Ps 119, 110) ;
- « Notre âme a été sauvée comme un passereau du filet des oiseleurs : le filet s’est rompu, et nous sommes sains et saufs. » (Ps 124, 7) ;
- « Des orgueilleux me tendent un piège et des filets, ils placent des rets le long du chemin, ils me dressent des embûches. » (Ps 140, 6) ;
- « Garantis-moi du piège qu’ils me tendent, et des embûches de ceux qui font le mal ! » (Ps 141, 9) ;
- « Sur la route où je marche ils m’ont tendu un piège. » (Ps 142, 4) ;
- « Des épines, des pièges sont sur la voie de l’homme pervers ; celui qui garde son âme s’en éloigne. » (Pr 22, 5) ;
- « L’homme ne connaît pas non plus son heure, pareil aux poissons qui sont pris au filet fatal, et aux oiseaux qui sont pris au piège ; comme eux, les fils de l’homme sont enlacés au temps du malheur, lorsqu’il tombe sur eux tout à coup. » (Qo 9, 12) ;
- « La terreur, la fosse, et le filet, sont sur toi, habitant du pays ! » (Es 24, 17) ;
- « Celui qui fuit devant les cris de terreur tombe dans la fosse, et celui qui remonte de la fosse se prend au filet ; car les écluses d’en haut s’ouvrent, et les fondements de la terre sont ébranlés. » (Es 24, 18 ; cf. Jr 48, 44) ;
- « Car ils ont creusé une fosse pour me prendre, ils ont tendu des filets sous mes pieds. » (Jr 18, 22) ;
- « La terreur, la fosse, et le filet, sont sur toi, habitant de Moab ! dit l’Éternel. » (Jr 48, 43) ;
- « L’oiseau tombe-t-il dans le filet qui est à terre, sans qu’il y ait un piège ? Le filet s’élève-t-il de terre, sans qu’il y ait rien de pris ? » (Am 3, 5).
Le terrible et gigantesque « filet de l’oiseleur » se réalise actuellement eschatologiquement, au nom de la création d’un Empire mondialisé et du « formidable » progrès des nouvelles technologies, dans la mise en place du maillage universel d’un réseau mondialisé de moyens de transport (trains, voitures, avion…), d’informations, de télécommunications et d’échanges commerciaux et monétaires. Une grande partie de ce « filet » est invisible, dématérialisé, passant par les airs : radio, télévision, radars et satellites, informatique, « toile » d’internet, micro-ondes, ondes radioélectriques ou électromagnétiques, wifi, 5G à ultra haute fréquence, Intelligence Artificielle, objets connectés, microélectronique et nanotechnologie, puces RFID, etc.
On a pu parfois considérer que la « terreur de la nuit » pouvait faire référence aussi à Lilith, démon femelle de la nuit proche d’Ishtar, dont il est fait question dans la tradition juive ; à l’origine une figure démoniaque mésopotamienne, déesse-serpent et ailée liée au vent et à la tempête, aux esprits du souffle chaud du désert apportant la maladie pestilentielle. Pazuzu était quant à lui le roi mésopotamien des démons du vent.
Il est fait allusion à Lilith dans le livre d’Isaïe, à propos du désert qui succèdera à la chute de l’Empire du royaume d’Edom :
« […] Ses palais seront envahis par les broussailles, ses forteresses par les orties et les chardons ; ils deviendront la demeure des chacals, le séjour des autruches.
Là se rencontreront chats sauvages et chiens sauvages, là les satyres [« dæmonia onocentauris » dans la Vulgate] se donneront rendez-vous, là Lilith elle-même établira son gîte et trouvera une retraite tranquille.
Là aussi nichera la vipère ; elle y déposera ses œufs, les fera éclore et rassemblera les petits sous son ombre ; là enfin se réuniront en troupe les vautours.» (Es 34, 13-15).
Au « refuge en Dieu » s’oppose « la retraite tranquille de Lilith » et à « l’ombre des ailes divines » s’oppose l’ombre maléfique du « Serpent ancien, appelé le Diable et Satan, celui qui séduit toute la terre » (Ap 12, 9).
Tout comme Ève est séduite par le Serpent dans la Genèse, Lilith lui semble liée intimement. Au contraire, la Vierge Marie, obombrée par le Saint-Esprit, est celle par qui le Serpent sera écrasé à la tête :
« Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et tu l’atteindras au talon. » (Gn 3,15).
Saint Jérôme traduit quant à lui Lilith par Lamia, monstre mythologique de femme-serpent maléfique. Dans ce passage d'Isaïe, Lilith semble faire partie des douze bêtes sauvages évoquées, qui envahiront le pays dévasté d’Édom (et de ses sept rois) le jour du Jugement Dernier, avant l’arrivée du Messie.
Certains ont pu encore voir une allusion à Lilith, lune noire, épouse de Samaël ou d’Asmodée dans la kabbale hébraïque, dans ce passage du livre de Job où il est question aussi du Roi des Frayeurs [cf. le « grand Roy d’effrayeur » de Nostradamus (Centurie 10, quatrain 72)] :
« On arrache le méchant à l’abri de sa tente pour le traîner vers le Roi des Frayeurs [melekh behalot], la Lilith s’y installe à demeure et l’on répand du soufre sur son bercail » (Jb, 18, 15).
Cette odeur du souffre n’est pas sans rappeler la croyance en celle de la pestilence putride qui « empeste » l’Enfer.
Contre « la terreur de la nuit » le lit de Salomon (en bois du Liban, avec des colonnes d’argent, le dossier d’or, le siège de pourpre et au milieu une broderie) est puissamment gardé et protégé :
« Voici la litière de Salomon, et autour d’elle soixante vaillants hommes, des plus vaillants d’Israël. Tous sont armés de l’épée, sont exercés au combat ; chacun porte l’épée sur sa hanche, en vue des alarmes nocturnes [« propter timores nocturnos » dit la Vulgate]. » (Ct 3, 7-8).
Au contraire, la « femme étrangère », dont il est question au chapitre 7 des Proverbes, entraîne au milieu de la nuit le malheureux pécheur, qui va la suivre dans son lit de débauche (orné de couvertures, de tapis de fil d’Égypte, parfumé de myrrhe, d’aloès et de cinnamome) ; tombant ainsi dans les filets de son piège :
« C’était au crépuscule, pendant la soirée, au milieu de la nuit et de l’obscurité. Et voici, il fut abordé par une femme ayant la mise d’une prostituée et la ruse dans le coeur. [« in obscuro, advesperascente die, in noctis tenebris et caligine. Et ecce occurrit illi mulier ornatu meretricio, præparata ad capiendas animas », dit la Vulgate] […]
Elle le saisit et l’embrassa, et d’un air effronté lui dit : « je devais un sacrifice d’actions de grâces, aujourd'hui j’ai accompli mes vœux. C’est pourquoi je suis sortie au-devant de toi pour te chercher, et je t’ai trouvé ». » (Pr 7, 9-10 et 13-15).
Sa couche de plaisirs est le lieu de perdition qui mène à la mort :
« Que ton cœur ne se détourne pas vers les voies d’une telle femme, ne t’égare pas dans ses sentiers. Car elle a fait tomber beaucoup de victimes, et ils sont nombreux, tous ceux qu’elle a tués. Sa maison, c’est le chemin du séjour des morts ; il descend vers les demeures de la mort [« Viæ inferi domus ejus, penetrantes in interiora mortis », dit la Vulgate]. » (P 7, 25-27).
2. La flèche volant au grand jour
La flèche (‘hets) apparaît souvent comme la manifestation de la colère et la justice divines. Acérée et rapide, elle est généralement associée au feu, à l’éclair de la foudre, à la lumière du jour :
- « Il dévore les nations qui s’élèvent contre lui, il brise leurs os, et les abat de ses flèches. » (Nb 24, 8) ;
- « Mon épée dévorera leur chair, et j’enivrerai mes flèches de sang. » (Dt 32, 42) ;
- « Car les flèches du Tout-Puissant m’ont percé, et mon âme en suce le venin ; les terreurs de Dieu se rangent en bataille contre moi. » (Jb 6, 4) ;
- « Il dirige sur lui des traits meurtriers, il rend ses flèches brûlantes. » (Ps 7, 14) ;
- « Il lança ses flèches et dispersa mes ennemis, il multiplia les coups de la foudre et les mit en déroute. » (Ps 18, 15) ;
- « Fais briller les éclairs, et disperse mes ennemis ! Lance tes flèches, et mets-les en déroute ! » (Ps 144, 6) ;
- « L’Éternel au-dessus d’eux apparaîtra, et sa flèche partira comme l’éclair ; le Seigneur, l’Éternel, sonnera de la trompette, il s’avancera dans l’ouragan du midi. » (Za 9, 14).
Dans l’Antiquité grecque on pensait que la peste était causée par le dieu solaire Apollon, qui transperce de coups de flèches les personnes qui l’ont offensé. Dans le Christianisme, c’est par analogie à son supplice, la sagittation dont il réchappa, que saint Sébastien deviendra le saint thaumaturge, imploré pour se protéger des épidémies de peste, et le saint patron des archers.
Dans le passage du livre des Proverbes que nous avons vu plus haut et qui évoque le piège de l’adultère (on retrouve le recours aux forces sexuelles perverses et débridées dans les cultes de « prostitution » aux déesses antiques comme Lilith ou Ishtar), il est écrit :
« Comme le passereau se lance dans le piège (pa’h), jusqu’à ce qu’une flèche (‘hets) lui perce le foie : il ne se doute pas qu’il y va de sa vie. » (Pr 7, 23).
Dans la mythologie grecque, c’est l’aigle du Caucase, dit « le chien ailé de Zeus », qui, sur l’ordre de Zeus, rongeait chaque jour le foie de Prométhée alors que celui-ci était enchaîné. Ce dernier subissait ce calvaire pour avoir donné le feu divin aux hommes.
Au « tremblement de la nuit » répond le sifflement de la « flèche volant au grand jour ». La flèche du mal et du péché vient blesser l’homme profondément et mortellement, telle « Satan qui tombe du ciel comme un éclair » ; comme la précipitation sur la terre du « grand Dragon » et de ses anges dans l’Apocalypse (Ap 12, 9) et aussi la descente de Satan dans Judas : « dès que le morceau fut donné, Satan entra dans Judas. » (Jn 13, 27).
On peut voir dans la « terreur nocturne », la « flèche diurne », la « peste qui marche dans les ténèbres » et le « fléau qui dévaste à midi » comme quatre étapes (progression de minuit à midi) de l’homme qui est tenté et finalement tombe dans les rets insidieux du péché mortel (comme le malheureux qui suit la femme adultère et prostituée au septième chapitre des Proverbes) : climat propice à la tentation, apparition soudaine de la pensée mauvaise, descente de la mauvaise pente, où l’on suit la pensée mauvaise et l’on succombe à la tentation, et résultat du péché qui est la destruction de la vie de la grâce et la mort de l’âme.
On peut trouver aussi les trois grandes tentations de la chair, du monde et du Diable respectivement dans la « terreur nocturne », « la manœuvre qui déambule dans les ténèbres » et « le démon de midi ».
Résister à la « terreur nocturne » est donc ce que doit faire le Chrétien dans la veille et la prière, suivant en cela le Christ lors de la terrible nuit de Gethsémani :
« Il prit avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, et il commença à éprouver de la tristesse et des angoisses. Il leur dit alors : « Mon âme est triste jusqu’à la mort ; restez ici, et veillez avec moi. […] Veillez et priez, afin que vous ne tombiez pas dans la tentation ; l’esprit est bien disposé, mais la chair est faible » (Mt 26, 37-38 et 41).
L’arrestation du Christ correspond à sa prise dans le filet des chasseurs. D’une manière générale on peut faire un rapprochement entre les versets 5 et 6 du psaume 91 et la Passion du Christ : des angoisses nocturnes de Gethsémani à la crucifixion en plein jour, en passant par la flagellation, le couronnement d’épines et le portement de la croix ; les saintes Plaies du Christ s’offrant en rachat de celles causées par la « peste » due à nos péchés.
Dans son sixième Sermon sur le psaume 90 (selon la Vulgate), saint Bernard fait une double lecture des versets 5 et 6, y voyant une allusion à quatre formes de tentations et à quatre âges de l’Église :
1. La « terreur de la nuit » : la peur de l’ascèse corporelle / peur de souffrir physiquement (temps des persécutions) ;
2. La « flèche qui vole le jour » : la vaine gloire / orgueil spirituel (lutte contre les hérésies) ;
3. La « manœuvre (negotium) qui se trame dans les ténèbres » : la manœuvre subtile de la cupidité et de l’ambition / goût pour les honneurs et la richesse (Chrétienté triomphante) ;
4. L’« attaque » (incursus) et le « démon de midi » : le mal qui prend l’apparence du bien / erreur dans le discernement (faux culte).
Cette dernière étape évoque « Satan qui lui-même se déguise en ange de lumière » (2 Co 11, 14), marquant une grave confusion entre la lumière et les ténèbres, déjà dénoncée par Isaïe :
« Malheur à ceux qui appellent le mal bien, et le bien mal, qui changent les ténèbres en lumière, et la lumière en ténèbres, qui changent l’amertume en douceur, et la douceur en amertume ! » (Es 5, 20).
Pour saint Bernard, les trois premières tentations furent celles de Jésus-Christ au désert : faire de pierres du pain, se jeter dans le vide sans dommage et acquérir les royaumes terrestres. La quatrième tentation sera celle contre l’Espérance. Il remarque aussi que dans la deuxième tentation (Mt 4, 5-6), le Diable cite le verset 12 et passe sous silence le verset suivant, où sa défaite est annoncée dans l’image des quatre animaux sauvages terrassés.
Il voit aussi dans le « filet du chasseur » une allusion à ce passage de saint Paul dénonçant les dangers des richesses :
« Mais ceux qui veulent s’enrichir tombent dans la tentation, dans le piège, et dans beaucoup de désirs insensés et pernicieux qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. » (1 Tm 6, 9).
Ainsi, celui qui, dans sa vanité, court après richesses « mange dans les ténèbres » :
« De plus, toute sa vie il mange dans les ténèbres, et il a beaucoup de chagrin, de maux et d’irritation. » (Qo 5, 17).
Pour revenir à la « flèche qui vole au grand jour », Job parle encore du « venin » des « flèches du Tout-Puissant » qui l’on percé, suivies de l’apparition guerrière des « terreurs de Dieu » (Jb 6, 4).
Et, dans le Deutéronome, Dieu lance cette terrible malédiction, qui n’est pas sans rapport avec notre psaume 91 :
« J’accumulerai sur eux les maux, j’épuiserai mes traits (‘hets) contre eux. Ils seront desséchés par la faim, consumés par la fièvre et par des maladies violentes ; j’enverrai parmi eux la dent des bêtes féroces et le venin des serpents. » (Dt 32, 23-24).
Le mal causé par la flèche est donc ainsi comparé au poison du serpent, ce vin de Sodome et Gomorrhe :
« Mais leur vigne est du plant de Sodome et du terroir de Gomorrhe ; leurs raisins sont des raisins empoisonnés, leurs grappes sont amères ; leur vin, c’est le venin des serpents, c’est le poison cruel des aspics. » (Dt 32, 32-33).
Ce poison est à proprement parler la « peste ».
3. La peste qui marche dans les ténèbres
Dans l’Ancien Testament, la peste apparaît souvent comme le troisième principal fléau divin après l’épée et la famine (par exemple dans Jérémie et Ézéchiel).
Dans le Second Livre de Samuel, Dieu propose à David le choix entre trois fléaux (sept années de famine, trois mois de fuite devant les ennemis ou trois jours de peste) et ce dernier choisit la peste :
« David répondit à Gad : je suis dans une grande angoisse ! Oh ! tombons entre les mains de l’Éternel, car ses compassions sont immenses ; mais que je ne tombe pas entre les mains des hommes ! L’Éternel envoya la peste en Israël, depuis le matin jusqu’au temps fixé ; et, de Dan à Beer Schéba, il mourut soixante-dix mille hommes parmi le peuple. » (2 S 24, 14-15).
La peste marche ainsi devant Dieu :
« Devant lui marche la peste (dèbèr), et la fièvre (resheph) est sur ses traces » (Ha 3, 5).
Le second terme de ce verset, selon son étymologie de brûlure, peut se traduire selon le contexte par : fièvre, étincelle, flèche, ardeur, feu du ciel, peste.
En hébreu, dèbèr se traduit par pestilence, peste, fléau, mortalité (pour les animaux et les hommes, la peste étant une maladie commune aux deux). Il a un sens large, tout comme loimos en grec ou pestilentia en latin8. Dans l’Antiquité, le terme de « peste », ou ses équivalents, ne désigne donc pas nécessairement la maladie aujourd’hui nommée peste, sous ses formes bubonique, septicémique ou pulmonaire, certainement originaire d’Asie Centrale, ni même une autre maladie spécifique. Il pouvait s’appliquer à tout événement catastrophique, frappant une cité entière et tout son peuple (épidémie/pandémie).
Le mot peste apparaît en moyen français, dérivant du latin pestis signifiant d’abord « fléau » au sens propre (l’outil ou l’arme de guerre qui sert à battre ou à frapper) et aussi, au sens figuré, toutes les calamités, ruines et destructions, dont toute épidémie à forte mortalité (pestilence ou maladie contagieuse, épidémie). Dans la Septante, les juifs grecs d’Alexandrie utilisent le terme loimos (fléau) pour chacune des dix plaies d’Égypte. La peste était présente dans l’Égypte pharaonique et certains placent son origine dans son foyer africain.
Au VIe siècle, Grégoire de Tours décrit les plaies de la peste en faisant référence à la morsure d’un serpent :
« […] on compta, un dimanche, dans une basilique de Saint-Pierre, trois cents corps morts. La mort était subite ; il naissait dans l’aine ou dans l’aisselle une plaie semblable à la morsure d’un serpent ; et ce venin agissait tellement sur les hommes qu’ils rendaient l’esprit le lendemain ou le troisième jour ; et la force du venin leur ôtait entièrement le sens. »9.
La Vulgate choisit de traduire, dans le troisième verset du psaume 91, la « peste » meurtrière par la « parole » âpre (mêmes lettres en hébreu) : « Quoniam ipse liberavit me de laqueo venantium, et a verbo aspero » (« puisque lui-même m’a libéré du filet du chasseur, et de l’âpre parole »).
Et la parole mauvaise est souvent associée à la flèche destructice que nous avons vue plus haut :
- « Mon âme est parmi des lions ; je suis couché au milieu de gens qui vomissent la flamme, au milieu d’hommes qui ont pour dents la lance et les flèches (‘hets), et dont la langue est un glaive tranchant. » (Ps 57, 5) ;
- « Ils aiguisent leur langue comme un glaive, ils lancent comme des traits (‘hets) leurs paroles amères. » (Ps 64, 4) ;
- « Leur langue est un trait (‘hets) meurtrier, ils ne disent que des mensonges ; de la bouche ils parlent de paix à leur prochain, et au fond du cœur ils lui dressent des pièges. » (Jr 9, 8).
Un passage du livre de Job, où il est question du « fléau de la langue », éclaire encore notre psaume 91 :
« Tu seras à l’abri du fléau de la langue [« A flagello linguæ absconderis »], tu seras sans crainte quand viendra la dévastation. Tu te riras de la dévastation comme de la famine, et tu n’auras pas à redouter les bêtes de la terre. » (Jb 5, 21-22).
Pourquoi la peste marche-t-elle dans les ténèbres ? La nuit est le lieu et le moment où les forces des ténèbres sont les plus fortes et l’obscurité (même l’ombre du jour) l’antre du péché, car le péché n’aime pas la lumière et ceux qui le commettent le font en cachette, dans l’ombre.
La peste est la puissance de la mort dont Dieu nous délivre et nous rend victorieux :
« Je les rachèterai de la puissance du séjour des morts, je les délivrerai de la mort. O mort, où est ta peste (dèbèr) ? Séjour des morts, où est ta destruction ? Mais le repentir se dérobe à mes regards ! » (Os 13, 14).
La peste, personnifiée, marche dans les ténèbres, dans l’obscurité profonde, rôde dans l’ombre. Ce n’est pas par hasard que l’on a pu attribuer à la grande mortalité qui sévit en Europe au milieu du 14e siècle l’appelation de « peste noire » ou encore de « peste d’Orient » (cf. « Un tiers de tes habitants mourra de la peste », dans Éz 5, 12). L’apparition des bubons pestilentiels n’était pas sans rappeler les « ulcères formés par une éruption de pustules » lors de la sixième Plaie d’Égypte (Ex 9, 10).
Remarquons enfin que la version latine n’évoque pas la peste en tant que telle (maladie du corps physique et du corps social aussi), parlant de « negotium perambulante in tenebris ». Historiquement, ce sont d’ailleurs les grandes routes commerciales qui ont été le vecteur des épidemies de peste, qui viennent de loin. Le « negotium » (véritable « peste » en soi) fait référence au « complot des méchants » dont il est fait mention dans les psaumes, avec aussi une dimension économique et politique possible.
On peut ainsi parler de la « marche de la « peste » » comme de la marche du monde et de sa « loi du marché » (du latin « mercatus »). Contrairement à la voie droite et lumineuse de Dieu, le chemin du « negotium » humain et terrestre, qui « déambule » ici et là, est sinueux et tortueux comme le serpent.
Car le chemin de ténèbres nous aveugle et nous éloigne de Dieu, nous laissant sans guide sûr :
- « Je ferai marcher les aveugles sur un chemin qu’ils ne connaissent pas, je les conduirai par des sentiers qu’ils ignorent ; je changerai devant eux les ténèbres en lumière, et les endroits tortueux en plaine : voilà ce que je ferai, et je ne les abandonnerai point » (Es 42, 16) ;
- « Mais celui qui hait son frère est dans les ténèbres, il marche dans les ténèbres, et il ne sait où il va, parce que les ténèbres ont aveuglé ses yeux » (1 Jn 2, 11) ;
- « Homme plein de toute espèce de ruse et de fraude, fils du diable, ennemi de toute justice, ne cesseras-tu point de pervertir les voies droites du Seigneur ? Maintenant voici, la main du Seigneur est sur toi, tu seras aveugle, et pour un temps tu ne verras pas le soleil. Aussitôt l’obscurité et les ténèbres tombèrent sur lui, et il cherchait, en tâtonnant, des personnes pour le guider » (Ac 13, 10-11) ;
- « Toi qui te flattes d’être le conducteur des aveugles, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres » (Rm 2, 19).
Qui sont ceux qui « marchent dans les ténèbres » avec le « negotium » ? Ce sont les insensés :
« Le sage a ses yeux à la tête, et l’insensé marche dans les ténèbres. Mais j’ai reconnu aussi qu’ils ont l’un et l’autre un même sort. » (Qo 2, 14) ;
« Ils n’ont ni savoir ni intelligence, ils marchent dans les ténèbres ; tous les fondements de la terre sont ébranlés. » (Ps 82, 5).
Il y a d’un côté le chemin qui mène au séjour de lumière et de l’autre celui qui mène à la demeure des ténèbres, au séjour des morts :
« Où est le chemin qui conduit au séjour de la lumière ? Et les ténèbres, où ont-elles leur demeure ? » (Jb 38, 19) ;
« Il me fait habiter dans les ténèbres, comme ceux qui sont morts dès longtemps. » (Lm 3, 6).
Pour saint Paul, les Chrétiens doivent « marcher comme des enfants de lumière » (Éph 5, 8) et non plus comme les païens à l’intelligence obscurcie et au cœur endurci. Ils ne doivent pas prendre aux « œuvres infructueuses des ténèbres » :
« Voici donc ce que je dis et ce que je déclare dans le Seigneur, c’est que vous ne devez plus marcher comme les païens, qui marchent selon la vanité de leurs pensées. Ils ont l’intelligence obscurcie, ils sont étrangers à la vie de Dieu, à cause de l’ignorance qui est en eux, à cause de l’endurcissement de leur cœur. Ayant perdu tout sentiment, ils se sont livrés à la dissolution, pour commettre toute espèce d’impureté jointe à la cupidité… » (Éph 4, 17-19) ;
« Examinez ce qui est agréable au Seigneur ; et ne prenez point part aux œuvres infructueuses des ténèbres, mais plutôt condamnez-les. » (Éph 5, 10-11).
Et pour saint Jean, les œuvres de ceux qui ont préféré les ténèbres à la lumière sont mauvaises et le monde est sous l’emprise du Prince des ténèbres, alors que le disciple de Jésus ne « marche plus dans les ténèbres » :
« Et ce jugement c’est que, la lumière étant venue dans le monde, les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises. Car quiconque fait le mal hait la lumière, et ne vient point à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient dévoilées. » (Jn 3, 19-20) ;
« Nous savons que nous sommes de Dieu, et que le monde entier est sous la puissance du malin. » (Jn 5, 19) ;
« Jésus leur parla de nouveau, et dit : « Je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie » (Jn 8, 12).
Le monde est plongé dans les ténèbres :
« Voici, les ténèbres couvrent la terre, et l’obscurité les peuples ; mais sur toi l’Éternel se lève, sur toi sa gloire apparaît. » (Es 60, 2).
La marche de la "peste" (de la mort en action sur la terre) est une grande « danse macabre ».
Elle erre sur terre comme « votre adversaire, le Diable, qui rôde comme un lion rugissant, cherchant qui il dévorera » (1 P 5, 8). Et Dieu anéantit celui qui a « la puissance de la mort » :
« […] par la mort, il anéantît celui qui a la puissance de la mort, c’est-à-dire le diable, et qu’il délivrât tous ceux qui, par crainte de la mort, étaient toute leur vie retenus dans la servitude. » (He 2, 14-15).
4. Le fléau qui ravage en plein midi
Le dernier terme, kètèv (cf. tailler, couper), est un mot hébreu assez rare qui désigne la destruction, la ruine, la peste, la maladie, la contagion, l’épidémie. Le pic paroxystique de la contagion s’exprime par ce mot hébreu, au pluriel (duel), de midi (double lumière, la lumière la plus forte, la plus brillante). C’est la « fenêtre » de la peste sur le monde, où s’exprime toute la « puissance de l’Ennemi » selon l’expression de saint Paul.
On retrouve ainsi kètèv dans ce passage d’Isaïe :
« Voici venir, de la part du Seigneur, un homme fort et puissant, comme un orage de grêle, un ouragan destructeur (kètèv), comme une tempête qui précipite des torrents d’eaux : il la fait tomber en terre avec violence. » (Es 28, 2 ; à propos du roi d’Assyrie).
L’épidémie destructrice (kètèv) se transforme, dans la Vulgate, en « attaque du démon de midi » (dæmonius meridianus), personnalisant et diabolisant la maladie mortelle. Ce démon serait d’abord né d’une erreur de traduction de la Bible de l’hébreu vers le grec (dans la Septante), ce qui a été reporté dans la Vulgate latine. Ainsi aurait été lu shêd (démon) là où était en réalité écrit yâshûd (qui dévaste) et « le fléau » devient « l’attaque ». Faut-il vraiment voir dans ce diable méridien une grossière erreur humaine (on parle ici de saintes Écritures…) ou bien l’apport d’une nouvelle strate de sens venant se superposer aux précédentes, comme un choix de lecture et de prédication ? On peut aussi se poser la question avec d’autres mots traduits que nous avons vus plus haut (aspic, basilic, etc.). Ce mystérieux « démon de midi » semble correspondre au « grand Dragon rouge » de l’Apocalypse ; dont le Dragon de Babylone, que fit périr Daniel en l’empoisonnant, était une figure (Dn 14, 22-27).
Peut-être cela peut faire référence aussi à une divinité infernale de l’orage et de la destruction (comme Marduk, Baal ou Seth, figures païennes de « Prince de la puissance de l’air » dont parle saint Paul) venue de l’Antiquité, que ce soit dans la sphère sumérienne ou babylonienne, phénicienne ou encore égyptienne… La dichotomie entre le jour et la nuit correspondrait alors pourquoi pas au couple : déesse terrifiante et pestilentielle (Ishtar ou Astarté, Ashéra, Lilith, etc.) / dieu foudroyant à la flèche et au fléau (Baal, Seth, etc.).
Bien qu’Ishtar, d’origine sémitique et pour prendre son exemple, apparaît aussi bien la nuit que le jour en tant qu’étoile de Vénus. Inanna-Ishtar est la Reine du Ciel, déesse de l’amour et de la mort (guerre), telle la figure de la prostituée étrangère dont il est question au chapitre sept des Proverbes. Elle est souvent représentée ailée et armée, notamment d’un arc, et son animal-attribut est le lion.
Sur la célèbre et monumentale porte d’Ishtar (à Babylone à l’origine), on peut ainsi voir représentés lions et dragons. Sur la Plaque Burney (période paléo-babylonienne, conservée au British Museum à Londres), on la voit les pieds posés sur deux lions (le lion et le lionceau du psaume 91 ?), entourée de deux chouettes (cf. la « terreur nocturne » ?).
On pourrait alors considérer que les quatre expressions des versets 5 et 6 du psaume 91 peuvent faire référence à quatre entités démoniaques vouées à la destruction, féminines ou masculines, liées aux symboles des lions et des serpents pris dans leur aspect maléfique (« la dent des bêtes féroces et le venin des serpents » dont parle le Deutéronome), lions entre autres d’Ishtar la Babylonienne, de Kadesh la Syrienne ou de Qudshu l’Égyptienne (ces deux dernières nues sur un lion et tenant un serpent dans la main gauche) ; figures protéiformes de la « Grande Prostituée » biblique. On peut encore penser aux serpents des Gorgones.
Par ailleurs, lors de la neuvième Plaie, « il y eut d’épaisses ténèbres dans tout le pays d’Égypte, pendant trois jours » (Ex 10, 22) ; ce qui correspond aussi aux trois heures de ténèbres en plein jour précédant la mort du Christ sur la croix et « les trois jours et trois nuits » passés au tombeau avant sa Résurrection, comme signe de Jonas ou du Jugement :
« Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre. » (Mt 27, 45) ;
« Alors quelques-uns des scribes et des pharisiens prirent la parole, et dirent : Maître, nous voudrions te voir faire un miracle. Il leur répondit : « Une génération méchante et adultère demande un miracle ; il ne lui sera donné d’autre miracle que celui du prophète Jonas. Car, de même que Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre d’un grand poisson, de même le Fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le sein de la terre. Les hommes de Ninive se lèveront, au jour du jugement, avec cette génération et la condamneront, parce qu’ils se repentirent à la prédication de Jonas ; et voici, il y a ici plus que Jonas. La reine du Midi se lèvera, au jour du jugement, avec cette génération et la condamnera, parce qu’elle vint des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon, et voici, il y a ici plus que Salomon. » » (Mt 12, 38-42).
Le « grand poisson », la Bête de la Mer, qui engloutit Jonas peut être aussi le mystérieux monstre qui est le quatrième animal du verset 13 du psaume 91.
C’est le même jour du Jugement qui est prophétisé par Zacharie au chapitre 9, où les Justes seront protégés et sauvés par l’Éternel, malgré l’éclair de sa flèche destructrice, le son de la trompette et l’«ouragan de midi » qui balaiera toute la terre et détruira par le feu les pécheurs ; notamment la génération maudite des « scribes et pharisiens hypocrites », « race de vipères » (cf. « race fausse et perverse », Dt 32, 5) :
« Serpents, race de vipères ! Comment échapperez-vous au châtiment de la géhenne ? » (Mt 23, 33).
La « contagion qui tue en plein midi » aveugle et condamne l’homme qui est plongé dans les ténèbres intérieures du péché, si bien qu’il ne voit plus la lumière en plein jour :
- « Et tu tâtonneras en plein midi (tsohar) comme l’aveugle dans l’obscurité. » (Dt 28, 29) ;
- « Ils rencontrent les ténèbres au milieu du jour, ils tâtonnent en plein midi (tsohar) comme dans la nuit. » (Jb 5, 14) ;
- « Nous tâtonnons comme des aveugles le long d’un mur, nous tâtonnons comme ceux qui n’ont point d’yeux ; nous chancelons à midi (tsohar) comme de nuit, au milieu de l’abondance nous ressemblons à des morts. » (Es 59, 10) ;
- « En ce jour-là, dit le Seigneur, l’Éternel, je ferai coucher le soleil à midi (tsohar), et j’obscurcirai la terre en plein jour. » (Am 8, 9).
Nous pouvons donc nous demander comment s’articulent entre elles « la terreur de la nuit », « la flèche volant au grand jour, « la peste qui marche dans les ténèbres » et « le fléau qui ravage en plein midi », qui semblent aller deux par deux selon deux axes ou polarités. Ces différentes images poétiques, très fortes et saisissantes (auxquelles il faut ajouter celles du lion et de la vipère, du lionceau et du dragon !), sont-elles en fait quatre expressions synonymes d’une seule et même réalité (quatre périphrases) ou plusieurs étapes d’un processus en développement où il faut voir, plus qu’une simple énumération, une figure de rhétorique de gradation, comme dans ce célèbre passage du Cantique des Cantiques :
« Qui est celle-ci qui surgit comme l’aurore, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, redoutable comme des bataillons ? » (Ct 6, 10).
Si l’on prend la double série dans une linéarité plus que dans une simultanéité, on peut l’appliquer aussi dans une vision messianique et eschatologique du « Jour de Dieu ».
Le psaume 91 (« Yochév béssétér êliyone », « celui qui demeure dans le secret du Très-haut » ou « Qui habitat in adjutorio Altissimi ») promet la vie sauve et la protection spirituelle totale pour les croyants qui, le jour du Jugement Dernier, trouveront refuge et forteresse en Dieu, « à l’ombre de ses ailes ». Nous devons donc maintenant nous demander où peut bien se trouver ce « lieu secret » où agit la Force de Dieu et souffle son Saint-Esprit vivifiant.
Plus qu’aucun autre, le psaume de protection rappelle la violence de ce monde et le tragique absolu de l’existence de l’« homme sans Dieu », ainsi que l’impitoyable « salaire du méchant » (verset 8).
Machiavel écrivait dans Le Prince que « celui qui contrôle la peur des gens devient le maître de leurs âmes. » La dictature antéchristique qui se met en place repose en grande partie sur la stratégie de la terreur, de la peur panique à la fois individuelle et collective, qui plonge les individus dans l’irrationnel et les ramène à l’état animal ; permettant toutes les manipulations des esprits de la part des dirigeants, eux-mêmes dirigés, par les puissances des ténèbres aimant la culture de mort et se délectant de grands sacrifices de masse.
Et face à la puissance, mortifère et paralysante, des épouvantables forces occultes de la « terreur de la nuit », Jésus rend la lumière aux yeux aveugles et nous fait sans cesse, dans la Bonne Nouvelle, cette invitation vivifiante (répétée soixante-trois fois dans les quatre Évangiles) : « N’ayez pas peur ! ».
1. Cf. Jb 5, 19-22. Chouraqui traduit ainsi : « Tu chemines sur le lion et le cobra ; tu piétines le lionceau, le crocodile. ».
2. Hébreu sa’hal : lion. Cf. Louis Charbonneau-Lassay, Le Bestiaire du Christ (réédition Archè, 1975), « Le Lion, emblème de Satan, des vices et de l’hérésie » (p. 50-51).
3. Hébreu pèthèn : aspic, vipère ou cobra. Cf. Louis Charbonneau-Lassay, Le Bestiaire du Christ (réédition Archè, 1975), « Le Serpent, emblème chrétien de Satan » (p. 777-778).
4. Hébreu chéphir : lionceau.
5. Hébreu tanîm : dragon ou dinosaure ; monstre de mer ou de fleuve ; serpent venimeux. Cf. Léviathan, « le serpent fuyard », « le serpent tortueux », « le monstre qui est dans la mer » (Es 27, 1).
6. Cf. Louis Charbonneau-Lassay, Le Bestiaire du Christ (réédition Archè, 1975), « Le Dragon, emblème de Satan » (p. 397-400), qui évoque notamment la légende de la bête monstrueuse de la Tarasque (du grec tarasso, épouvanter), énorme saurien à gueule de lion.
7. On trouve le nom de Yémima, première fille qu’eut Job après ses épreuves (Jb 42, 14), dans les lettres initiales (raché tévotes) des mots : Yatsilékha Mipa'h Yaqouch Middévér Havote (« Il te préservera du piège de l’oiseleur, de la peste meurtrière »).
8. « Rappelons que les Grecs ont désigné par le vocable de « λοιμός », et les Latins par ceux de « pestis » ou « pestilentia », toute infection épidémique au sens le plus général. Ce serait, semble-t-il, à partir du XVIe siècle que le terme de peste, même s’il lui est parfois arrivé de recouvrir, depuis, certaines affections mal définies (comparons seulement avec tout ce que l’époque contemporaine a pu mettre sous l’appellation de « grippe » !), se rencontre davantage lié à la maladie dont la médecine n’eut la clé qu’en 1894, lorsque Yersin et Kitasato isolèrent son bacille spécifique ; […] » (Alice Gervais, « À propos de la « Peste » d’Athènes : Thucydide et la littérature de l’épidémie », dans Bulletin de l’Association Guillaume Budé, Année 1972, LH-31, p. 395-429, ici p. 395-396).
9. Histoire des Francs (Livre quatrième : de la mort de Théodebert Ier à celle de Sigebert Ier, roi d’Austrasie).
Jean-Marc Boudier